Peut-on gâcher sa vie ?
Nous pouvons distinguer celui qui gâche volontairement, le sale gamin capricieux qui aime casser ses jouets, et celui qui le fait involontairement parce qu'il passe d'une lubie à l'autre sans jamais se fixer sur un objet particulier, s'empêchant ainsi de jamais approfondir un sujet. Les deux manifestent une forme d'immaturité existentielle, d'une aliénation face à leurs envies immédiates qui les conditionnent : les deux espèces de gâcheurs sont des jouisseurs, des hédonistes.
Avidité et chaos
Derrière le problème du gâcheur involontaire se cache celui de l'avidité : le gâcheur gâche un potentiel parce qu'il est avide de jouir de plusieurs expériences à la fois, il ne veut renoncer à rien, il prétend faire tout ou plusieurs choses à la fois, c'est un dilettante qui veut devenir expert dans trop de domaines et il finit par n'en toucher que la surface, il n’a pas le courage du renoncement et du choix.
Le problème se pose de manière encore plus aigüe pour celui qui est né avec de nombreuses cordes à son arc, des dons multiples et des passions multiples. Pour faire fructifier son talent, il lui faudrait renoncer à ses passions pour n'en développer qu'une ou deux, pour se recentrer. Mais le gâcheur a au contraire un problème d'engagement. En donnant de la tête partout il finit par ne plus rien faire de bien, se disperse et finit par se désintégrer et sombrer dans la médiocrité et potentiellement l'aigreur d'être passé à côté de sa vie.
Pour le gâcheur volontaire au contraire y a un plaisir, peut-être malsain, à sciemment ignorer ce qu'on attend de lui et c'est par là qu'il éprouve une forme de liberté, même si cette liberté répond plus à une forme de caprice, de rébellion immature et chaotique contre les attentes normées de la société. Au lieu en effet de questionner candidement la légitimité des attentes qui portent sur lui et de les contester par une action constructive il préfère saboter, détruire et se rebeller en sombrant à la limite dans une forme de nihilisme comme l’a promu à un moment le mouvement punk qui a fait long feu (mais n’était-ce pas sa nature ?). Dans ce sens on pourrait dire que Socrate était une espèce de punk constructif.
Ce qu’on reproche au gâcheur c’est qu’il ne reconnait pas la valeur des choses, ou qu’il la subvertit : « au lieu de travailler dans la banque pour gagner de l’argent il gâche sa vie en composant des poèmes ou faisant de la musique » comme le voulait une morale bourgeoise en son temps.
Celui qui n’adopte pas les valeurs de son époque est jugé un gâchis par ses contemporains qui le méprisent pour son aveuglement. “Si seulement il savait la vraie valeur des choses !” Il y a quelque chose d'insupportable pour nous à constater que la valeur que nous voyons en autrui n'est ni reconnue ni utilisée ni cultivée. Nous nous désolons alors : « quel gâchis ! ». Ainsi en est-il aussi pour le cancre par exemple. Mais est-il aussi libre qu'il le prétend, ou bien son appétit destructeur est-il conditionné par sa volonté de se démarquer en mal ? On pourrait en effet tout aussi bien penser que le cancre devient cancre par peur de se risquer au succès, ce qui impliquerait des efforts soutenus et l’exposerait potentiellement à de la jalousie de la part des autres élèves, chose qu’il ne supporterait pas. Et en cas d’échec, il se sentirait nul.
Par extension, le gâcheur volontaire se comporterait ainsi par rejet de la pression sociale exigeant qu’il « réalise son potentiel », exploite ses talents, fasse fructifier son capital, canalise ses forces et son énergie dans la “bonne” direction. Il ne se sentirait pas à la hauteur des attentes, douterait de ses capacités. Il aurait une mauvaise estime de lui et n’oserait pas assumer le rôle qu’on lui assignerait.
Le gâchis de ses qualités naturelles, de ses dons, ne serait que la conséquence malheureuse d'une forme de lâcheté. Il ne tiendrait alors qu'à lui de renverser le cours des choses à l'occasion d'une forte prise de conscience que son existence ne va nulle part.
Prétention
Pour être en mesure de gâcher sa vie, encore faut-il que celle-ci ait un sens, une raison d'être, un objectif. Si la vie est absurde alors la gâcher n'a plus de sens puisque gâcher ne prend son sens que dans un paradigme de réussite, de construction, d'œuvre, de projet, d’ordre, de système. Si on parle de gâchis c’est donc que le gâcheur joue malgré tout le jeu de la vie en lui donnant un sens et fait usage de sa liberté (même si c’est dans le “mauvais sens”). Il gâche sa vie dans la mesure où il n’en fait rien, où il ne fait pas ce qu’il aurait dû faire.
Tout le problème est là : ce qu’il « aurait dû ou pu faire » n'est qu'un possible, peut-être probable, mais personne n'est en capacité de savoir "ce qu’il aurait pu faire ou être ou devenir" à part celui qui connait l'avenir. Il y a ainsi une certaine forme de prétention à dire de quelqu'un qu'il a gâché sa vie. Du point de vue du gâcheur, il pense peut-être qu'il a fait ce qu'il avait toujours voulu ou pu, indépendamment de ce que les autres voulurent pour lui. On dit « il aurait pu faire de grandes choses mais il a préféré rester à son niveau », il n’avait pas d’ambition, il a échoué. Mais qui sait au fond ce qui aurait pu se passer, à part Dieu ?
Quand nous pensons que quelqu’un gâche son existence ou sa vie, tout se passe comme si nous pensions que c’était l’ordre des choses lui-même qui était changé, comme si la vie était bafouée.
Voir quelqu’un qui gâche son existence, cela gâche un peu la nôtre aussi parce que nous projetons nos propres manquements, nos propres failles : nous pensons savoir ce que nous aurions pu faire à la place du gâcheur.
Par exemple quand nous voyons quelqu’un qui clame vouloir mettre fin à ses jours notre premier réflexe est de l’en empêcher comme si c’était là un acte sacrilège (ce que c’est en effet dans la plupart des religions) sans nous demander si sa volonté est libre et éclairée. Nous avons ainsi face à la vie une attitude conservatrice : nous regrettons que l’autre gâche ce qu’il a entre les mains au lieu de juste le constater voire le contempler ou d’en faire un sujet de réflexion.
Pertes et profits
Pourtant le gâchis n’est peut-être pas aussi négatif qu’il n’y parait. Après tout le gâchis fait aussi partie de la vie. La nature ne gâche-t-elle pas une multitude de vies individuelles pour que certaines espèces acquièrent des avantages qui leur permettront de survivre dans un milieu donné ? Ne faut-il pas, avant de réussir ou de devenir expert dans un domaine, apprendre à “donner des coups d’épée dans l’eau” uniquement pour la beauté du geste, ce que d’aucuns appelleraient “perdre son temps” ?
Peut-être devons-nous aussi faire l'expérience du gâchis pour savoir ce que nous perdons en gâchant, ceci constituant une expérience douloureuse de la valeur des choses. L'amant narcissique gâchera de nombreuses histoires d'amour par son papillonnage constant pour s'apercevoir qu'il trouve finalement plus de sens et de satisfaction dans une relation amoureuse unique et exclusive, malgré toutes les imperfections qu'il peut y voir, lui qui est constamment à la recherche de l'excitation de la nouveauté amoureuse.
Ceux qui finissent par atteindre la sagesse ont souvent beaucoup gâché : pensons à Saint Augustin un des pères fondateurs de l’Eglise qui vécut une jeunesse de débauché (selon lui) et gâcha ainsi son énergie aux dépens de l'amour de Dieu. Citons-le : “Je brûlais, dès mon adolescence, de me rassasier de basses voluptés et je n'eus pas honte de prodiguer la sève de ma vie à d'innombrables et ténébreuses amours et ma beauté s'est flétrie et je n'étais plus que pourriture à vos yeux, alors que je me plaisais à moi-même et désirais plaire aux yeux des hommes. » (Saint Augustin, les Confessions)
Ainsi peut-être faut-il avoir beaucoup gâché pour connaitre la valeur des choses et choisir ce que nous voulons cultiver, développer, travailler et transmettre.