La philosophie peut-elle nous transformer ?
Disons d'emblée cher lecteur·rice que l'on pourrait se demander de manière légitime si changer tout court est possible, philosophie ou pas. En effet tu as déjà dû entendre des amis qui ne t’ont pas vu depuis longtemps te dire "tu n'as pas changé·e, je te reconnais bien là". Et en effet il semble que certains traits de caractère sont bien profondément ancrés en nous. Par exemple, pour une personne compétitive, difficile pour elle de s'empêcher de vouloir gagner dès qu'elle participe à un jeu qui produit des gagnants et des perdants (ce qui n’est heureusement pas le cas de tous les jeux).
As-tu autour de toi des exemples de connaissances qui ont modifié significativement leur comportement, leur vision du monde ? Et si oui quel fut le moteur de ce changement ? Personnellement je n’en ai pas mais je te serais reconnaissant de m’en faire part le cas échéant.
CRISE EXISTENTIELLE
La littérature en revanche nous montre des exemples de personnes qui sont devenues plus dures, plus cyniques après une expérience traumatique : Edmond Dantès dans le Comte de Monte Christo en est un bon exemple, lui qui a centré sa vie autour de sa vengeance, son chef d’œuvre de patience et de cynisme.
Des personnalités de l’Histoire ont eu des révélations mystiques comme Saint Augustin qui, après avoir vécu une première partie de sa vie dans la "débauche", se convertit à Dieu et à la réflexion théologique en produisant l'une des plus belles œuvres de la philosophie, les Confessions. On peut aussi penser aux épiphanies de Pascal et Descartes qui ont orienté leur vie en fonction d'expériences que l'on pourrait qualifier de mystiques par leur soudaineté et leur caractère transcendant. Le point commun à ces changements c'est la rupture, le choc, la crise. Il semble difficile d'opérer une transformation profonde en soi sans vivre une rupture entre avant et après la prise de conscience.
L'autre condition est le travail de la conscience : le changement en profondeur ne peut se faire que par un travail sur nos représentations, sur nos croyances et sur nos comportements. Ce sont en effet ses croyances et ses attitudes qui forgent l'identité d'une personne et dont le comportement et les actions dépendront.
Pour les autres, seules nos actions témoignent du fait que nous avons changé. Un avare surprendra ses amis par une action généreuse répétée, comme de payer l'addition au restaurant, et pas par un discours prétendant qu’il a changé.
Rupture et travail de la conscience étant donc les deux conditions d'un véritable changement du Sujet, il nous faut donc savoir si la philosophie est capable d'opérer cette transformation du Sujet.
Mais là encore, seule une pratique de la philosophie pourra prétendre à un changement de cette nature.
Nous exclurons donc de cette question la philosophie académique qui est un cadre trop superficiel pour prétendre à un changement. Superficiel parce que l'élève de philosophie, personne n'est dupe, est avant tout là pour se confronter à un examen et pas pour mettre en question sa vie, même si certains élèves peuvent avoir ce genre d'attentes démesurées (qui seront en général vite déçues).
Superficiel aussi parce que, même si de fortes prises de conscience peuvent être provoquées par le professeur, ce dernier n'a pas les moyens pédagogiques et matériels (disponibilité pour 30 élèves) de guider son élève de la même manière qu'un maitre peut le faire avec un disciple, ainsi qu'on le voyait dans les relations avec le pédotribe dans la Grèce antique. Il y a certainement et heureusement des exceptions à cette règle mais elles restent trop marginales pour que j'en parle.
Par ailleurs, je pense que l'Université en tant qu'institution est trop corrompue pour accueillir un professeur qui aurait les attitudes et méthodes susceptibles de déranger ses élèves. Il se verrait immédiatement tomber dessus à bras raccourcis par les parents et donc par l’institution qui les écouterait, en bonne « prestataire de service » pour des « parents-clients ».
LECTURE
Un texte philosophique ne peut nous changer que s'il établit un dialogue avec nous-mêmes. Pour établir un dialogue il faut qu'il parle de choses qui nous touchent d'une part et qu'il nous dérange d'autre part. Or, seule une idée ou une croyance préétablie peut être dérangée par une idée venue de l'extérieur. Et une croyance préétablie est ce qu'on appelle un préjugé, sans connotation péjorative (il y a aussi des préjugés positifs).
Posons l'hypothèse qu'une lecture philosophique digne de ce nom vient percuter des croyances existantes, qu'elles aient été conscientisées ou non d'ailleurs. Cette idée est avancée par Gadamer dans Vérité et Méthode, qui parle de nos préjugés comme un prérequis pour pouvoir entrer en dialogue. Plus nous aurons de préjugés et plus une lecture philosophique sera susceptible de nous ébranler et par conséquent de nous changer. Ne refoule donc pas tes préjugés mais accepte de les voir en face et confronte-les joyeusement avec des textes de grands philosophes, cher·e lecteur·rice
Encore faut-il évidemment qu’ils ne soient pas si ancrés que tu en viennes à jeter le livre par la fenêtre, ce qui est encore possible. De tels ouvrages jalonnent l'histoire de la philosophie : les dialogues de Platon, les Confessions de Saint-Augustin, les Essais de Montaigne, les méditations métaphysiques de Descartes, les Pensées de Pascal, les Critiques de Kant...tous les grandes textes de la philosophie ont ce potentiel performatif et donc « transformatif ».
Disons donc que tu peux vivre une épiphanie avec une lecture philosophique qui peut te faire "tomber de ta chaise" pour parler vulgairement. Reste que pour que cette crise provoque une transformation, il faut encore faire le travail d'ascèse qui s’ensuit. Je prends l'ascèse au sens grec d'askesis, d'exercice sur soi, comme on le pratiquait dans la Grèce Antique et que Pierre Hadot a remis au gout du jour en parlant d'’exercices spirituels”.
PRATIQUE PHILOSOPHIQUE
Forme
Un travail de dialogue avec un maitre et un travail d'écriture semblent être les moyens les plus efficaces d'opérer ce travail dans la durée pour qu'il ait une chance "d'imprégner" ta personnalité. Il faut quand même que préexiste à tout cela un désir de penser, de se confronter, de découvrir de nouvelles idées, même si ce désir a pu été enfoui depuis un certain temps. Imaginons qu'un tel maitre puisse se trouver aujourd'hui ? Que pourrait-on attendre de lui ? Quel devrait-être son impact sur une conscience individuelle afin qu'un changement opère ?
Premièrement nous dirions qu’il devrait oser te montrer avec franchise, sans pudibonderie et sans précaution particulière, ce qu'il voit de toi lorsqu'il te questionne.
Il devrait être compétent en problématisation afin de voir les problèmes qui émergent de ton discours et de ton attitude, ou plutôt de leur congruence ou incongruence, et te les exposer posément dans le cours du dialogue.
C’est cette mise à l’épreuve qui permettra justement de provoque cette crise (d’où la notion d’esprit critique) dont nous parlions précédemment, seule à même de déclencher une éventuelle transformation du Sujet.
Deuxièmement il devrait agir avec méthode et rigueur conceptuelle afin de te faire articuler différentes propositions entre elles, y compris quand ces propositions sont des jugements (hypothétiques certes) sur ton existence. Par cette méthode il pourrait ainsi reconstituer ta trame existentielle. Tu te verrais comme un tout cohérent, une unité, y compris dans tes incohérences. En outre il devrait être capable de te proposer une large panoplie d'exercices à effectuer pour que tu affûtes durablement tes compétences de pensée : questionner, argumenter, conceptualiser, exemplifier, interpréter.
Troisièmement, il devrait incarner lui-même ces attitudes philosophiques telles que la confiance, l'authenticité, l'étonnement, la distance avec ses émotions, le courage afin de t’inviter à les vivre avec lui, le temps de l’expérience.
Effets
Quels effets pourrais-tu alors attendre d'une telle pratique sur toi-même ?
Premièrement ton discours sera plus clair, plus synthétique, plus conceptuel et percutant, plus pertinent.
Deuxièmement tu seras plus authentique, tu oseras te voir tel·le que tu es et non tel que tu veux être et tu acquerras ce désir et cette exigence symétriquement envers autrui.
Troisièmement tu seras plus perspicace, plus tenace et aura l'esprit plus aiguisé, ce qui se verra nécessairement avec les autres ainsi que dans ta pratique professionnelle.
Quatrièmement tu deviendras plus souple en t’habituant à penser contre toi-même et à prendre diverses perspectives sur un même sujet, en répondant par exemple de plusieurs manières à une même question.
Cinquièmement tu seras plus confiant en ta propre pensée et en celle des autres ce qui te poussera à t'intéresser plus à autrui et à toi-même, notamment en pratiquant un questionnement plus authentique et confrontant.
Avenir
C'était le projet marxiste de dire que la philosophie ne valait que si elle transformait le monde. Ce projet politique ayant eu la triste postérité que l'on sait, la philosophie est désormais relayée au rang de discours de sagesse quelque peu impuissant ou de réflexions sur l'état du monde portées par des philosophes professionnels. Je ne parle même pas de l'enseignement de la philosophie en Terminale qui a depuis longtemps troqué la formation au jugement contre un exercice de déversement de connaissances sur l’histoire de la philosophie, en vue d’un examen normé.
La philosophie a délaissé le projet de transformation de soi depuis l'Antiquité et ses exercices spirituels, et l'a abandonné aux mains de la religion monothéiste dans un premier temps et de la psychologie depuis un siècle.
Il existe pourtant une nouvelle voie qui remet au gout du jour l'exercice socratique tout en empruntant le paradigme psychologique de la consultation individuelle : celui de la consultation philosophique. Cette dernière activité se pratique en individuel ou en collectif et se présente comme un exercice de réflexion guidée sur soi-même et d'entrainement à des compétences cognitives et comportementales.